By clicking “Accept All Cookies”, you agree to the storing of cookies on your device to enhance site navigation, analyze site usage, and assist in our marketing efforts. View our Cookie Policy for more information.

Entretien avec Karim Mohamed Aggad, déchu de sa nationalité française et désormais apatride

March 12, 2024
Audio

Dans cette interview exclusive réalisée par Montassir Sakhi et Max Fraisier-Roux, Karim Mohamed Aggad revient sur son parcours personnel, son incarcération et sa déchéance de nationalité. Parti en Syrie afin de combattre le régime de Bashar al-Assad et protéger le peuple syrien, l’Etat français l’interpellera à son retour pour le placer en détention provisoire. Condamné pour “association de malfaiteurs terroristes”, les autorités le priveront de sa nationalité française - le rendant de fait apatride - en pleine transgression du droit international le plus évident. Karim est désormais placé en centre de rétention administrative dans l’attente d’une expulsion au Maroc, pays d’origine de sa mère, qui ne pourra se faire sans l’accord des autorités diplomatiques marocaines. 

Il dresse ici le portrait d’une “lutte anti-terroriste” absurde, aveugle et brutale. Ce document est un témoignage précieux permettant de mettre en lumière le caractère fondamentalement islamophobe de l’anti-terrorisme français.

Réalisé par Montassir Sakhi et Max Fraisier-Roux
Metz - 13 décembre 2023

M: Karim, revenons sur quelques informations biographiques te concernant, et ta famille également.
Karim: Je m’appelle Karim Mohamed Aggad, j’ai 33 ans, je suis né en juillet 1990 à Wissembourg en Alsace. Mon père algérien est arrivé en France dans les années 1980, ma mère marocaine très tôt, il y a quarante-huit ans. Ils se sont mariés à la mairie de ma commune, à Wissembourg, en 1989, un an avant ma naissance. J’y ai effectué ma scolarité primaire, collège, lycée.

Ton cursus scolaire à Wissembourg?
Karim: Une scolarité normale au primaire. Ensuite, au collège et puis au lycée, je me suis spécialisé dans tout ce qui est structure métallique, soudure, etc. J’ai passé un BEP que je n’ai pas obtenu. A la suite de mon incarcération, dont on reparlera, j’ai repris les études, je suis allé en filière générale et j’ai décroché un Bac littéraire. J’ai suivi également une année de licence de psychologie, aussi plusieurs formations qualifiantes comme « agent de propreté-hygiène » et « coach sportif » que j’ai réussies en détention. Ça, c’est le côté profane.

Ta scolarité a lieu à Wissembourg?
La maternelle et le primaire dans le village de Steinseltz. Ensuite, nous avons déménagé à Wissembourg où j’ai étudié durant les années collège et lycée.

Apprentissage de la langue régionale?
Surtout l’allemand puisque nous sommes frontaliers avec l’Allemagne. Cela s’étend du primaire jusqu’au lycée. J’ai donc des notions de base d’allemand. Et puis, dans mon entourage, quand je vivais dans ce petit village alsacien d’environ mille habitants, j’avais des amis qui parlaient allemand. J'avais une licence dans un club de foot à huit, neuf et dix ans. A cette période, ces amis parlaient beaucoup alsacien, ça m’a permis d’avoir des notions d’alsacien également. J’ai beaucoup perdu depuis parce qu’il y a eu la prison entre-temps.

Quelle image gardes-tu de l’école, d’abord par rapport à la mixité?
En primaire, nous étions la seule famille maghrébine dans le village. J’étais le seul arabe à l’école. Le seul enfant d’immigré. Mais quand je suis retourné dans ma ville de naissance pour le collège et le lycée – qui est une ville relativement plus grande et située à quelques kilomètres du village – il y a eu forcément plus de diversité et de pluralité : beaucoup de maghrébins et une communauté turque.

Les relations entre amis et voisins se sont bien passées à cette période?
Au début, c’était assez compliqué parce que, forcément, on était vu un peu comme un indien dans la ville. Comme nous étions la seule famille maghrébine dans ce village, on nous regardait avec de gros yeux. Mon intégration, au départ, n’a pas été si facile que ça. Mais avec les années, ça s’est relativement bien passé. Je dis « relativement » parce que j’étais quand-même confronté à certaines remarques, brimades, de la part de certains camarades. Mais globalement, ce n’était pas très méchant.

As-tu éprouvé un sentiment, ou vécu, des expériences de racisme, de rejet, durant cette jeunesse ? Et si c’est le cas, quand tu regardes en arrière, qu’est-ce que cela a laissé comme traces sur ta personnalité?
Oui, inévitablement, dans un village où nous étions pratiquement la seule famille d’origine maghrébine, j’ai été confronté au racisme. Le rapport à l’autre et à l’altérité n’étaient pas de l’ordre du commun. Pour certains, c’était la première fois qu’ils voyaient un étranger, un arabe. Sachant que j’étais né en France. Dans une commune à quelques kilomètres de là où ils habitent. C’était surtout des remarques venant de camarades de classe mais qui disent bien ce que les adultes pensent. J’étais jeune donc je ne comprenais pas. Et puis, c’était du racisme et non de l’islamophobie, car à l’époque je ne me considérais pas forcément comme musulman. Je ne priais pas, j’étais mineur, mon rapport à la religion n’était pas aussi fort qu’il est maintenant. J’ai subi des remarques xénophobes et racistes, mais ça ne m’a pas perturbé plus que ça. J’en ai fait abstraction. Quand j’ai regagné le collège à Wissembourg, il y avait plus de diversité.

Tu as des souvenirs qui t’auraient marqué?
Oui bien-sûr. Le souvenir, par exemple, d’un enfant plus jeune que moi. J’avais 12 ans, il en avait 9 environ. Je discutais avec lui un jour. Et il m’a dit qu’il n’aimait pas les arabes. Mais comme il me voyait tous les jours et donc m’appréciait, il n’avait pas de craintes vis-à-vis de moi. La fois où on a commencé à aborder la question, il m’a dit ça. Et quand je lui ai répondu que j’étais arabe, il est devenu tout blanc et gêné. Donc j’avais déjà compris que ses parents étaient derrière ce discours. Il a été conditionné comme ça. Il a alors ajouté que c'était bien ses parents qui disaient ça, que lui m’appréciait et que nous continuerions à jouer ensemble. Cette anecdote m’a beaucoup marqué et j’ai compris donc qu'à l’endroit où je vivais, il y avait comme une sorte d’héritage qu’on transmettait un peu aux enfants : « il faut se méfier des arabes », « les arabes ci, les arabes ça », « faut pas se mélanger avec eux », « faut pas jouer avec eux », etc.

Au niveau du voisinage, tes parents étaient-ils mal accueillis?
Je ne crois pas pour Wissembourg. Nous étions dans un quartier relativement calme. Le taux de délinquance était extrêmement bas. Et il y avait aussi une grande communauté maghrébine et une communauté turque assez conséquente. Dans le village d’avant, il y a forcément eu quelques appréhensions de la part des voisins, mais ça ne s’est jamais traduit par des paroles ou des actes. Après, un jour, mon père a eu une altercation avec des individus faisant partie d’une groupe néo-nazi, des skinheads, mais pas de vendettas ou de ratonnades. On peut dire que j’ai vécu à ce niveau une enfance assez calme et tranquille.

Et après l’attentat? Les médias et le voisinage? [1]
Les médias ont fait un ravage avec nous. La maison a été filmée, photographiée, publiée. Après, dans la ville, nous sommes une famille discrète. On passe outre ce qui peut se dire dans les bistrots ou le centre-ville sur l’attentat. Même si on sait que ça ne laisse pas indifférente la population de cette ville-là, forcément. Parce que tout le monde nous connait à Wissembourg. Nous avons grandi là. Après on a eu des choses. Malheureusement, quand des gens veulent nuire, ce n’est jamais en face de vous. C’est par derrière. Par exemple, nous avons trouvé un courrier déposé dans notre boîte-aux-lettres. C’était un message d’intimidation. On a dû aussi faire face à des rejets comme pour l’ouverture d’un compte bancaire, parce que l’agent de la banque connaissait notre histoire, et on m’a expliqué en off que c'était à cause de mon affaire et de la médiatisation. Mais le reste, c’était cordial, avec les voisins. Le minimum syndical. 

Je te donne aussi un exemple de rapports difficiles : lors de mon interpellation le 1er décembre 2023, je me suis débarrassé de mon téléphone en le jetant dans l’arrière-cour des voisins : non pas que j’avais quelque chose à cacher, mais parce que j’en avais marre des procédures de placement sous scellé judiciaire et parce que je ne savais rien de cette énième visite où ils ont fait exploser la porte de la maison pour la troisième fois. Il s’est avéré que cette « visite » policière était pour mon placement au centre de rétention. Donc il n’y a pas eu de perquisition ou de fouille ou d’objet placé sous scellé. Je ne le savais pas au moment où la porte a explosé pour la troisième fois en l’espace de moins de trois ans. On m’a placé en effet en CRA et j’ai prié ma famille d’aller demander au voisin de nous restituer le téléphone. Il leur a dit qu’il ne l’avait pas vu. Deux jours après, c’est la gendarmerie qui s’est déplacée et qui a sonné chez moi pour rendre le portable à ma famille ! Donc ce qui s’est passé, c’est que le voisin a bien trouvé le téléphone dans sa cour mais a préféré le confier à la police plutôt que de le rendre à ma famille. Ça te donnera une idée de l’état d’esprit du voisinage, après je ne leur en veux pas, je peux me mettre à leur place.

Pas de solidarité avec toi ni avec ta famille..
On peut dire que certaines traditions de l’entre-deux guerres sont restées intactes. Oui, c’est clairement de la délation comme ligne de conduite.

Est-ce qu’il y a selon toi, dans cette région en général, moins de racisme ressenti par la communauté qu’ailleurs ?
Oui, l’Alsace reste une région avec une grande diversité, d’ethnies et de nationalités qui vivent ensemble et sans souci particulier. Après, je ne peux pas me prononcer de manière exhaustive car je n’ai pas eu le temps de visiter et de voir toute la France. Mais en même temps, l’Alsace est réputée pour son vote constant à l’extrême-droite. Sauf qu’il faut dire que dans la vie de tous les jours, dans les interactions avec les gens, on ne ressent pas forcément de manière persistante cette xénophobie et ce racisme, même si ces dernières années, il y a une libération de la parole raciste, une forme de décomplexion.

Personnellement, j’en ai fait les frais quand je suis sorti de prison et quand j’ai repris une activité salariale parce que j’étais connu dans ma ville. J'ai été licencié à deux reprises, officiellement pour cause de « baisse d’activité », mais officieusement, des gens proches de moi et œuvrant dans ces entreprises depuis plus de 15 ans  m’ont confié que c'était clairement par rapport à mon affaire. On a mis deux fois fin à ma période d’essai à cause de la médiatisation. En dehors de ça, je n’ai pas eu de difficultés particulières à me réinsérer. Au contraire, depuis ma sortie, j’ai pu travailler, décrocher un CDI, et j’ai même cumulé à un moment donné deux emplois. Ça se passait très bien, mais à condition que je m’éloigne géographiquement de la zone où je suis identifié et identifiable.

Pourrais-tu nous rappeler les dates de ton départ, de ton retour et des prononcements de tes différentes peines ?
En 2011, lors de la révolution syrienne, je m’informais comme tout le monde via différents canaux : la télévision, les réseaux sociaux, etc. Quand j'ai vu ce que le peuple syrien subissait comme injustices et exactions, ça ne m'a pas laissé indifférent. A ce moment là, j’avais mon travail, un CDI, un appartement. Une petite vie et ma routine. J’étais en couple et je faisais du football en club. Ça se passait très bien et je n’avais aucune raison de partir là-bas. Mais je m’interrogeais beaucoup sur ce qui se passait entre 2011 et 2013. Je m’attendais à une intervention de l’ONU. Mais rien n'était fait. En 2013, je continuais à voir des images insoutenables d’al Ghouta bombardée au gaz sarin et au gaz moutarde. Quand je voyais des coreligionnaires, des enfants, des femmes, des vieillards morts, comme ça allongés sur le sol, là vraiment j'ai nourri le projet de partir en Syrie pour justement combattre le régime de Bachar al Assad. Sans compter les autres vidéos circulant sur la toile, de viol en réunion de femmes, d’exactions sur des vieillards, etc. Le projet de départ commençait à se concrétiser pour moi. Je pensais aussi que de là où j'étais, je pouvais apporter une aide matérielle et contribuer à apporter ma pierre à l’édifice par de l’humanitaire ou en envoyant des aides, mais je me disais que les gens en face étaient armés, des criminels et des barbares, et que le peuple se trouvait désarmé et démuni face à l'injustice qu’il subissait. Le seul moyen était devenu pour moi, afin de stopper ce régime-là, de partir et de prendre les armes. 

Donc j'ai quitté la France en décembre 2013 avec plusieurs amis. Notre but était clairement de combattre le régime de Bachar al Assad. Il n’y avait pas de velléité, on va  dire, de djihad offensif ou global ou international. Non, c'était vraiment ce qu’on appelle un djihad défensif : combattre le régime pour stopper ses exactions et ses injustices, et une fois que le peuple syrien pourrait disposer de lui-même, il choisirait la façon qu’il voudrait pour administrer le pays à la suite de la chute de ce tyran-là. Je suis donc parti fin décembre 2013 et je suis rentré le 1er avril 2014. En Syrie, je suis resté trois mois et demi en tout, le reste des jours étant passé en Turquie. Je suis rentré ensuite en France. Pourquoi ? Parce que justement, sur place, il y a eu beaucoup de complications. Des guerres intestines entre groupes et, forcément, le front contre Bachar s’est amenuisé de jour en jour. Il y a eu des guerres fratricides entre des groupes qui partageaient pourtant la même croyance. Je me suis donc dit que je n'étais pas venu pour ça et que je n’avais plus rien à faire sur le sol syrien. J'en ai conclu que la meilleure des choses était  de m’éloigner de cette subversion. Je voulais surtout gagner l’Algérie, mais j’ai dû passer par la France étant donné que je n’avais pas de passeport valable à l’époque et que j’avais fait le départ depuis la France vers la Turquie par le biais uniquement de ma carte d’identité française. Donc il m’a fallu revenir en France, demander mon passeport français et puis demander un visa pour entrer en Algérie. Je suis rentré, j'ai refait mon passeport. J’aurais pu partir en Algérie depuis Istanbul, mais je ne suis pas algérien et je n’avais pas le droit. En rentrant, les autorités m’ont interpellé un mois et demi plus tard, le 12 mai 2014. Le 16 mai, on m’a incarcéré à Fleury-Mérogis, et à partir de là, ça a été la détention provisoire qui a duré jusqu’à mon procès en première instance en 2016.

Voilà les raisons qui m’on amené à partir et puis à quitter la Syrie. Et lors de mon interpellation, il n’y a aucun projet d’attentat qui a été soulevé ou pointé par la justice. D’ailleurs, on ne nous a rien reproché en termes d’exactions, d’attaques, de préparations ou de choses en lien avec des questions de ce type. On nous a reproché, dans leurs termes, d’avoir rejoint une organisation terroriste en Syrie.

En Syrie, tu es passé par quelles organisations?
Il y avait plusieurs groupes en place. La majorité, c’était des déserteurs de l’armée de Bachar, et des civils qui ont pris les armes, l’Armée Syrienne Libre (ASL). Et nous, nous avons traversé la frontière avec l’ASL. On a été pris en charge par l’ASL. Ensuite, on a été transféré à l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL).

Il n’y avait pas l’EI constitué, mais est-ce qu’il y avait déjà à ta connaissance et sur place des discussions sur la constitution de cet Etat ou bien, c’est venu plus tard après ton retour ? On sait que le groupe de l’Etat islamique a existé comme groupe mais parmi les autres groupes. Est-ce que son autonomisation et son devenir-Etat étaient déjà en cours quand tu étais en Syrie?
Alors quand nous sommes arrivés en Syrie, nous avions vocation à combattre le régime de Bachar al Assad. C’était la priorité. Donc, c’est l’ASL qui nous a pris en charge. Ensuite il y a eu notre transfert. A cette période, il y avait l’Etat islamique en Irak qui est entré en Syrie. Mais là où nous étions – et déjà entre nous – il n’y avait aucune discussion, même pas embryonnaire, sur le califat. Ce-dernier est proclamé en juin 2014, pendant le Ramadan, à Mossoul. Nous étions déjà rentrés et emprisonnés en France. On était en attente de notre jugement. Il n’y a pas eu de discussions dans notre entourage sur cette question quand nous étions sur place. On peut dire que quand nous étions là-bas, l’EIIL ne contrôlait pas vraiment de zones. Il n’administrait pas de territoires. C’était surtout des combats contre le régime. Il n’y avait pas de tribunal appliquant la charia non plus. Ses membres se contentaient de faire la Da’wa, c’est-à-dire la sensibilisation par le biais de tracts, de panneaux publicitaires, de khoutba (prêches). Mais sinon, il n’était pas question de proclamation de califat. Quand il a été proclamé, j’étais déjà en France. C’est à partir de là qu’ils ont débuté avec l’application de la charia, au moment où ils ont commencé à contrôler plus de territoires à cheval entre l’Irak et la Syrie. Ils ont alors appliqué des peines corporelles, les hudoud, jugé dans leurs tribunaux et administré comme un Etat, comme partout ailleurs dans le monde.

Et quel a été ton opinion sur cette proclamation, depuis la France. Et sur le fait que cet Etat s’établisse?
Concrètement, je ne me sentais pas concerné. J’étais en prison. Mais si tu veux qu’on en parle, ça ne me dérange pas. Personnellement, j’ai beaucoup de divergences sur la proclamation de ce califat. Ce n’était pas une priorité. La priorité était de faire tomber le régime de Bachar al Assad, et donc le djihad défensif, pour faire tomber ce tyran et pour que le peuple syrien puisse recouvrer une forme de liberté. Je ne comprenais pas. LA priorité devait être que les syriens ne vivent plus sous ce régime de terreur quotidienne et sans avenir serein.

Il y a la question de la Syrie de 2011, et donc de la révolution, mais rétrospectivement, et quand tu parles de retour vers l’Algérie, est-ce qu’il n’y a pas eu d’autres raisons, en lien avec la religion, qui t’ont poussé à partir à l’époque?
Partir en Algérie après la Syrie, c’était simple : ce n’était pas pour me soustraire aux autorités. Car en Algérie ou ailleurs, je restais français, et à l’époque, il n’y avait pas beaucoup de débats sur la criminalisation des départs en Syrie. D’ailleurs, je n’ai pas été interpellé sur place en rentrant de Syrie. Et plusieurs personnes rentrées à cette période ne l’ont pas été non plus. L’Algérie pour moi, c'était le projet d’apprendre la langue arabe et d’étudier là-bas.

D’autres français m’ont parlé d’un ras-le-bol de la France, ou aussi de « vivre paisiblement leur islam ».
Ce qui est sûr, c’est qu’avec le temps passé en détention, j’ai pu me documenter, lire, suivre longtemps l’actualité et voir l’évolution de la société et de ses politiques. Donc en effet, avant même ma sortie, je me suis posé la question : est-ce que je veux vivre à moyen ou à long terme en France, à cause des politiques islamophobes et du fait de ce qui est mis en place comme discriminations, stigmatisations et amalgames envers la communauté musulmane. Une fois sorti et quand j’ai eu ce document de déchéance de nationalité, j’ai compris que je n’ai pas ma place ici. Le 2 mars 2023, j’ai reçu ce document qui me dit que je n’ai plus d’avenir dans ce pays. Donc, je dois m'expatrier et quitter la France car ça devient très compliqué pour moi ici. J’ai vu des situations comme la mienne qui se compliquent davantage avec la loi séparatisme. Ça devient encore plus dur depuis l’attentat Samuel Paty et la loi sur les renseignements qui stigmatise encore plus, non seulement les condamnés, mais les gens fichés S sur la base de notes blanches. C’est un fourre-tout où on ratisse extrêmement large, et des musulmans peuvent faire l'objet des mesures comme la fiche S sans avoir été condamnés. J’en ai vu des personnes expulsées vers les pays du Maghreb sans même être condamnées… Alors oui, il y a une droitisation et une radicalisation des politiques en Europe. Dans mon entourage, j’en connais des gens qui s’expatrient, des retours volontaires vers le pays d’origine, ou qui partent dans d’autres pays d’Europe moins durs sur ces questions de laïcité qui, on le sait, n’ont d’autres objectifs que celui de s’attaquer aux populations musulmanes. 

Il y a un climat délétère en France. Et à moyen terme, même des gens qui ne sont pas confrontés à la justice vont se poser cette question de retourner dans leur pays d’origine. Parce que nous, c’est la troisième génération, et c’est grave de se poser de telles questions. Mais c’est ce climat qui l’impose. Celui de la montée de l’extrême-droite, de la politique macroniste. Le ministre de l’intérieur ne cache pas son ambition d’accéder à l’Elysée, il sait pertinemment que, quel que soit l’adversaire du R.N. en 2027, il partira avec une longueur de retard, et la perspective d’un barrage républicain est plus qu’incertaine. Donc, le seul moyen d'avoir une chance, c’est de faire la politique du Rassemblement National : ça tape sur la communauté musulmane, ça veut faire des statistiques de déchéance et d’expulsion, des lois discriminatoires. Maintenant, nous avons la loi immigration que l’on pensait impossible d’être votée par des gens autres que l’extrême-droite, mais elle est bien là, et avant l’extrême-droite au pouvoir. C’est le centre et la droite. Une instrumentalisation de la question sécuritaire et identitaire. J’ai l’impression que ce ministre de l’intérieur, qui communique sur les réseaux sociaux à la manière des influenceurs, veut à tout prix se présenter et gagner. Alors il affiche les noms des gens expulsés, il montre aux français que s’ils soutiennent sa loi, il sera en mesure d’expulser un maximum de gens. On est dans la communication et l’instrumentalisation.

Parfois, je me dis que quitter la France, c’est un moindre mal, même si ma situation administrative est compliquée car je ne suis ni marocain ni algérien.

Justement, les autres familles dont les enfants sont partis en Syrie et que j’ai rencontrées m’ont souvent dit que tu n’avais pas d’autre nationalité que la française. Elles étaient convaincues que tu as été, de loin, épargné par une procédure de déchéance. Déjà, quel a été ton rapport avec le Maroc ? Et l’Algérie ?
Mon rapport avec le Maroc correspond à deux voyages que j’ai effectués en 2008 et 2009, afin d'y passer des vacances. En 2008, j’y suis resté, il me semble, deux semaines, et en 2009, trois semaines. Ce sont les deux seules fois de ma vie où j’ai été au Maroc. J’y ai passé un total de cinq semaines durant toute ma vie. L’Algérie, c’est exactement pareil : je m'y suis rendu deux fois, et c’était lorsque j’étais enfant. Je n’ai jamais mis les pieds ni au Maroc ni en Algérie depuis. En tout, j’ai dû passer un mois au Maroc durant mes trente-trois années de vie.

Et en effet, lors de mon incarcération, quand j’ai vu que ces questions de déchéance de nationalité ont commencé à être évoquées dans l’actualité, ça m’a certes interpellé, mais j’étais relativement serein, parce que vraiment convaincu que je n’avais aucune autre nationalité que française : j’étais loin de m’imaginer que j’aurais pu un jour faire l’objet d’une mesure de déchéance et d’expulsion vers le Maroc, parce que je suis dans le groupe des condamnés parmi ceux n’ayant pas de double nationalité. Je n’ai aujourd’hui, alors que je suis dans un centre de rétention, ni la nationalité marocaine ni algérienne. Je suis uniquement français de par la nationalité. Cela s’explique d’abord par le fait que mes parents, quand ils m’ont eu en 1990, n’ont pas effectué la transcription de mon acte de naissance ni au consulat marocain ni au consulat algérien. Je ne suis pas enregistré comme tel. Ensuite, je n’ai jamais effectué de démarches officielles pour acquérir l’une des nationalités. Cette histoire de déchéance a été pour moi de l’ordre de l’irrationnel et de l’inimaginable. Je ne pensais pas qu’un jour je serais concerné par une telle mesure.

Tu avais quel âge quand tu es entré pour la première fois au Maroc et en Algérie?
J’avais dix-huit ans quand j’ai vu pour la première fois le Maroc, en 2008. Et puis la seconde fois, en 2009, j’avais dix-neuf ans. L’Algérie, il me semble que c’était en 2006 et 2007. J’étais encore mineur. Je n’ai pas vraiment de rapport, disons d’affinité, charnelle ou réelle, avec le Maroc et l’Algérie. J’ai vécu toute ma vie en réalité en France. Je n’ai aucune attache avec le Maroc. D’ailleurs, je n’ai pas de famille au Maroc. Toute ma famille est ici. Pour l’Algérie, c’est un peu particulier car j’ai une partie de la famille de mon père là-bas. Mais je n’ai aucun lien particulier avec le Maroc et l’Algérie.

Tu as un bien ou un point de chute au Maroc?
Je ne possède absolument rien, ni au Maroc, ni en Algérie. Je n’ai aucune personne de ma famille qui réside au Maroc. Toutes en France.

Ta maman garde des liens avec le Maroc ? S’est-elle rendue au Maroc depuis son arrivée très jeune en France?
Non. La dernière fois, c’était en 2008. Et avant cette date, elle ne s’y était pas rendue depuis son arrivée en France. Cela fait quarante-huit ans qu’elle vit en France, elle n’a pas de lien avec le Maroc autre que sa nationalité marocaine. Comme moi, elle n’a vécu de fait, les trois quarts de sa vie, qu’en France. Sans se rendre une seule fois au Maroc.

As-tu jamais eu des papiers d’identité autres que ceux de la France?
Jamais. Quand le ministère de l’intérieur français m’a fait part de son projet de me déchoir de ma nationalité française, il a mis en exergue que je n’ai pas renoncé aux deux nationalités de mes parents, algérienne et marocaine, et il considère qu'étant donné que mon père a été naturalisé en 2000 et que j’ai dix ans à ce moment-là, de facto, j’ai aussi acquis la nationalité française par décret de naturalisation. Donc qu’entre « zéro » et dix ans, j’ai pu bénéficier d’une des deux nationalités de mes parents. Or, pendant cette période de ma vie, que cela soit à l’école ou au niveau administratif, j’ai toujours été considéré comme français. Il a été écrit sur mon livret de famille : « français » de mes deux parents, et cela dès ma naissance. De plus, je n’ai jamais disposé ou bien eu en ma possession un document des autorités marocaines ou algériennes. Je ne me suis d’ailleurs pas enregistré ni au consulat marocain ni algérien. C’est assez ambigu comme situation et c’est une zone grise. 

D’autant plus que, quand le ministère de l’intérieur m’a fait part de ce projet de retrait de ma nationalité française, le 2 mars 2023, j’ai attendu la sortie de ma deuxième incarcération, le 12 avril 2023, pour me rendre auprès des autorités consulaires algériennes à Strasbourg. Je leur ai expliqué que le ministère veut me déchoir de ma nationalité après l’avis du conseil d’Etat, que la procédure est en cours et que le conseil d’Etat n’a pas encore statué sur cette demande de la part du ministère. Au consulat d’Algérie, on m’a posé deux questions claires et directes : « as-tu une pièce d’identité algérienne ? » Ce à quoi j’ai répondu : « non ». Ensuite : « est-ce que tes parents, lors de ta naissance, ont effectué une transcription de ton acte de naissance auprès des autorités algériennes ? » J’ai aussi répondu : « non ». On m’a précisé : « pour l’Algérie, vous n’êtes ni reconnu ni enregistré algérien, et du coup, de facto, vous n’êtes pas ressortissant algérien ». J’ai également envoyé deux courriers recommandés au consulat marocain et deux emails auxquels je n’ai jamais obtenu de réponse. Et à la suite du décret de déchéance de nationalité paru au journal officiel, le 17 novembre 2023, je me suis rendu auprès du consulat du Maroc pour leur demander s’ils allaient délivrer un laisser-passer consulaire pour mon expulsion – car je savais ce qui allait venir : A.M.E ( Arrêté Ministériel d’Expulsion ),  centre de rétention, expulsion en cas de reconnaissance et de laisser-passer marocains. La réponse a été la même que celle de l’Algérie : « nous ne faciliterons aucun retour vous concernant car vous n’êtes pas marocain et vous n’êtes pas enregistré auprès des autorités consulaires marocaines. » Les autorités algériennes m’ont réitéré la même chose. Pour eux, je serai apatride. J’ai alors demandé si je peux requérir la nationalité algérienne du fait que mon père est algérien. Elles m’ont confié que même si je l’envisageais, la naturalisation algérienne pourrait m’être refusée à cause de mes antécédents judiciaires en France. Je ne suis donc ni marocain ni algérien. Je suis français.

Est-ce que tu parles l’arabe marocain ? La Darija?
Non, je ne parle pas le marocain malheureusement. D’ailleurs, j’en ai voulu à mes parents par rapport à cette question. Car je n’ai pas eu cette chance de pouvoir parler les dialectes marocain et algérien. On nous a parlé de temps en temps en arabe dans la famille, mais c’était surtout le français. Pourquoi ? Parce que mes parents envisageaient pour leurs enfants un avenir ici en France et non pas au Maroc ou en Algérie. Il y avait une certaine crainte à cette période des années 1990 avec le climat général en France : c’était « l’envie de vouloir bien faire les choses » et s’assimiler d’une manière « normale ». La Darija et les dialectes du Maroc sont compliqués pour moi. J’ai plus tard essayé comme j'ai pu d’apprendre la langue arabe, mais je ne peux pas dire que je maîtrise le dialecte marocain.

Cette question de déchéance, s’est-elle posée lors des procès? ou quand tu étais en détention, avec l’ensemble des intervenants, les SPIP, les binômes de soutien, les psychologues, les directeurs des prisons, etc?
Non. Jamais. Parce que lors de ma condamnation en première instance en 2016, le verdict était le suivant : une peine d’emprisonnement de 9 ans, assortie d’une peine de sûreté des deux tiers. J’étais également privé de mes droits civiques pour une durée de cinq ans. Il n’y a pas eu d’interdiction du territoire français de prononcée ni même d'évoquée, lors du réquisitoire du procureur, non plus de déchéance, ou d’A.M.E. Donc j’étais très très loin de m’imaginer un jour faire l’objet d’une telle mesure, tout en sachant encore une fois que je n’ai pas d’autres nationalités que française.

Il y a eu les FIJAIT (Fichier Judiciaire automatisé des Auteurs d'Infractions Terroristes) et tout un ensemble de conditions qui laissent entendre une interdiction de quitter le territoire, etc?
Exactement. Ce qui s’est passé, c’est que les restrictions les plus drastiques et contraignantes m’ont été imposées, et j’en ai pris note, à ma sortie de détention. Une rétroactivité s’est également opérée pour le cas de plusieurs mesures et lois votées entre-temps et entrées en vigueur après le procès. Elles m’ont été appliquées rétrospectivement. C’est le cas de la MICAS (Mesures Individuelles de Contrôle Administratif et de Surveillance), c’est-à-dire le pointage quotidien, une fois par jour ou deux fois, selon le profil, et l’interdiction de sortie de la commune sauf avec un sauf-conduit délivré par le ministère de l’intérieur. Le FIJAIT, pareil : à partir du moment où vous êtes condamnés pour terrorisme ou en lien avec le terrorisme – ça aussi, ça a été voté après ma condamnation, quand j’étais en détention - , cela implique que je suis inscrit au fichier des personnes condamnées pour des infractions à caractère terroriste, une inscription durant vingt ans et des obligations qui s’appliquent pendant une durée de dix ans. C’est-à-dire que si vous voulez vous rendre à l’étranger, il y a obligation d’avertir les autorités administratives quinze jours à l’avance, de désigner l’endroit où vous allez, et de spécifier avec qui et comment. Il faut aussi justifier chaque trimestre que vous êtes domicilié à la même adresse et ramener un justificatif de domicile. 

En résumé, il y a eu pour moi la MICAS, je suis sur le FIJAIT et j’ai fait également, à ma sortie, l’objet de mesures supplémentaires : le gel des avoirs qui fait que je ne bénéficie ni de carte bancaire ni de chéquier. Vous travaillez, votre salaire est versé sur votre compte mais vous ne pouvez pas en disposer librement. En fait vous restez sous la tutelle de l’Etat. Lorsque vous voulez avoir un peu d’argent pour payer quoi que ce soit, vous devez en faire la demande auprès des autorités compétentes à savoir le Trésor Public, qui vous délivre une enveloppe par exemple de 500 euros en liquide à récupérer auprès de votre banque : cette somme doit vous servir pour vous habiller, le transport, la nourriture, l’hygiène mais à condition de conserver tous les tickets de caisse, de les scanner et de les envoyer aux autorités compétentes afin de pouvoir espérer le renouvellement de cette enveloppe le mois suivant. Cela est valable pour six mois mais renouvelable de manière illimitée ! Au niveau de la loi, ils n’ont pas prévu de limite à cette mesure-là. Elle peut durer cinq, dix, quinze ans voire perpétuité. Là, j’en suis à mon troisième renouvellement. Les motivations de cette mesure du gel des avoirs et des autres, c’est toujours le même motif : « la condamnation ». Et ils rajoutent : « au vu de l’actualité qui s’est produite hors de France », comme l’attaque du Hamas ou des choses ayant un lien avec des notes blanches des renseignements. Quand je fais des recours, ils sont automatiquement rejetés. J’étais loin de m’imaginer subir autant de mesures liberticides administratives à ma sortie. Ce sont des choses n’ayant jamais été prononcées à la barre lors de ma condamnation définitive en 2017 en appel.

Merci Karim pour ces éclaircissements. Je suis convaincu que ta connaissance sur la question est encore plus pointue que celle des juristes sur ces mesures qui changent tellement qu’on ne pourrait les résumer et comprendre qu’à partir d’une expérience ou un suivi minutieux. Mais ce que tu soulignes laisse entendre une contradiction : ces mesures sont pensées comme si la peine et ces surveillances étaient destinées à être réalisées sur un sol national. Si on prend le FIJAIT, c’est une assignation qui laisse entendre qu’il s’agit d’un contrôle de vingt années après la sortie de prison, sur le territoire français. La déchéance intervient, au contraire, pour exclure la personne condamnée du sol national.
Tout à fait. Je connais une personne qui a été condamnée pour les mêmes faits que moi, qui a été inscrite au FIJAIT également, et qui a été expulsée vers le Maroc. Lorsqu’elle y est arrivée, elle pensait qu’elle était astreinte à cette mesure du FIJAIT. Elle l'a évoquée aux autorités marocaines qui lui ont dit que celle-ci tombe au Maroc. Elle a pensé qu’elle devait se rendre tous les trimestres au consulat de France pour donner un justificatif de domicile. Bref, ces mesures sont faites soi-disant pour nous surveiller, et effectivement, elles sous-entendent que vous allez être présent sur le sol français au moins le temps de leur durée, mais ce n'est pas vrai. La preuve en est qu’à ce jour, je suis potentiellement expulsable alors que je fais toujours l’objet d’un suivi socio-judiciaire jusqu’en août 2024. Mais étant donné mon affectation au centre de rétention, je ne peux pas honorer mes injonctions prévues, comme l’obligation de travailler, de rencontrer le psychologue, l’éducateur, le médiateur du fait religieux, mon conseiller d’insertion et de probation. C’est en réalité beaucoup de communication auprès de l’opinion publique.

Le psychologue qui me suit m'a même indiqué s'être lui-même référé au parquet anti-terroriste pour savoir ce qu’il en est de cette situation, alors que je suis en centre de rétention en attente de mon expulsion. Il s’est avéré que le PNAT (Parquet National Anti-terroriste) lui a répondu en disant qu’eux-mêmes ne savent pas, car il y a un vide juridique à ce niveau. Donc, on se retrouve face à un mille-feuille de mesures qui s’appliquent à nous, des injonctions qui sont similaires dans certaines d'entre elles, c'est un fourre-tout, et on n'y comprend plus rien. Même le PNAT ne comprend plus rien à des situations comme la mienne, à force d’avoir fixé autant de mesures. C’est confus, c’est devenu du n’importe quoi.

Cela fait quoi comme effet d’avoir eu la notification puis la confirmation de la déchéance de nationalité?
La perte de la nationalité ? Encore une fois, moi, je le vis comme une trahison, un coup de poignard dans le dos. Je le vois aussi comme une vendetta. Il y a vraiment une volonté de me faire payer les actes que mon frère a commis, tout en sachant que je n’ai été ni mis en examen, ni condamné pour ces faits, et que lors de mon procès en 2016, je me suis clairement désavoué de ces actes. Et que d’ailleurs, même la juge d’instruction  nous avaient martelé à plusieurs reprises, pour bien faire comprendre le jour de mon procès, que nous, nous étions en Syrie mi-décembre jusqu’à fin mars, c’est-à-dire avant la proclamation du califat, et avant les premières attaques sur le sol français, avant la création de la coalition internationale contre l’Etat Islamique. Et qu'au moment de ces attaques, nous étions déjà en prison en France. Que nous n’avons aucun lien, aucune participation ni de loin ni de près avec ce qui s’est passé sur le sol français. Donc oui, je le vis comme une vendetta et un moyen de me persécuter et de me faire payer ce que mon frère a commis ici en France. Rétrospectivement, en analysant la situation, la France nous a fait beaucoup plus de mal que nous ne lui en avons fait. A l’époque, ça ne dérangeait pas les chancelleries occidentales de voir Bachar Al Assad être renversé, nos intérêts convergeaient. Nous n’avons rien commis sur le sol français et n’avons pas combattu les intérêts de la France en Syrie. Mon intention était de combattre le régime de Bachar Al Assad.

Oui, je le vis mal parce qu’il y a aussi un discours véhiculé de la part de tous les gouvernements qui se sont succédés et qui met l’accent sur l’égalité des chances ou encore sur la devise de la France : « Liberté, Egalité, Fraternité », et comme quoi on peut venir de n’importe quel milieu social et réussir et s’en sortir en France, etc. Ce discours a été très diffusé dans nos milieux, dans les quartiers et les endroits défavorisés et stigmatisés. Et là, avec une affaire comme la mienne, ils sont en train de donner raison aux jeunes qui pensent le contraire et qui se disent : vous voyez, le mec est né en France, il a grandi en France, il n’a pas d’autre nationalité que française, il a purgé sa peine, il s’est réinséré tant bien que mal, il a passé ses épreuves avec abnégation et une capacité de résilience incommensurable… et qu’est-ce qu’on lui donne après plus de trente-trois années passées sur le sol français ? On lui dit « tu dégages ! » En fait, quelque part, c’est donner raison aux jeunes qui clament qu’ils ne se sentent pas chez eux, bien qu’ils soient français, à ceux qui se disent ostracisés, marginalisés, sans avoir les mêmes chances que les autres. Donc oui, je le vis mal … Après, je ne suis pas là pour me morfondre et faire pleurer dans les chaumières. Les choses sont ce qu’elles sont, et on verra ce que la suite me réserve sur le plan administratif.

On voit tous les discours et l’énergie, le travail et les moyens financiers mis sur la question de la réinsertion et ce que les pouvoirs appellent « déradicalisation des revenants » ou l’anti-terrorisme en général : on a même créé un master de déradicalisation. Est-ce que ces agents formés et œuvrant dans les métiers de la réinsertion comprennent cette rupture passant par la déchéance ? A quoi servent leurs métiers si cela finit par la déchéance?
Concrètement, parmi les différents intervenants avec qui j’ai discuté en détention : les médiateurs du fait religieux, les éducateurs, les psychologues, les conseillers d’insertion et de probation, les chefs de détention, les directeurs des prisons, et puis dans les différents quartiers par lesquels je suis passé, que ce soit les Quartiers d’Evaluation de la Radicalisation, les Quartiers de Prévention de la Radicalisation,  etc., personne ne se posait la question de savoir si son travail était utile ou pas, puisqu'il  y a encore moins de deux ans, quand j’étais incarcéré, ces questions de déchéance ne faisaient pas l'objet de débats publics. Ce n’était pas à l’ordre du jour. C’est à partir de ces deux dernières années qu’il y a eu une accélération de la part du politique : un virage a été opéré de manière dure sur cette question de sécurité et de déchéance. Il y a huit mois, quand je suis sorti de prison et que j’étais en suivi socio-judiciaire, j’en ai parlé avec mon SPIP que je devais voir chaque mois. Il a été stupéfait et abasourdi que je sois soumis à une telle mesure. Je lui en ai parlé au moment de ma notification. Il m’a dit que cela devient récurrent depuis ces derniers mois et que le ministère de l’intérieur a recours à ce genre de procédure. 

Mais en effet, quand on voit les millions d’euros versés déjà pour les premières unités dédiées, sous le garde des sceaux Jean-Jacques Urvoas pendant le gouvernement de François Hollande, tous ces moyens déployés pour enfin déchoir et expulser, on ne comprend pas vraiment où donc le train a déraillé. Je n’arrive pas trop à comprendre. Je sais que la prison a vocation à trois choses : priver de liberté, protéger la société, mais aussi réinsérer. Ce volet de réinsertion doit être pris au sérieux, il est important. Surtout quand on sait les conditions dans lesquelles nous nous retrouvons, nous les condamnés pour terrorisme. C’est extrêmement compliqué de pouvoir travailler en prison, de pouvoir avoir accès à l’éducation, aux études, etc. Parce qu’on est trop exposés, soit à l’isolement, soit aux quartiers de prise en charge de la radicalisation. Nous ne sommes pas logés à la même enseigne que les autres détenus de droit commun qui ont davantage accès aux formations et au travail. Et quand on sait que malgré tout ça, il y en a parmi nous qui arrivent à passer des diplômes, ou à faire des formations de cuisinier, pâtissier, boulanger, et qu’à la sortie vous commencez à vous réinsérer, et à la fin on vous déchoit et on vous expulse… Je ne comprends pas cette politique mise en œuvre à notre encontre. Je pense qu’il aurait été plus judicieux de prononcer la déchéance et l’expulsion au moment du verdict, comme ça on aurait su à quoi s’attendre, où se projeter, on aurait réussi à comprendre ce qui nous arrive. Ou alors, nous expulser dès notre interpellation en France. Mais que cette procédure survienne dix ans après notre départ en Syrie, et qu’elle arrive après que nous ayons purgé nos peines de prison et après notre réinsertion, je trouve cela vraiment injuste et surtout malsain.

Je ne sais pas si, dans l’administration responsable des réinsertions, on peut s’attendre à une prise de conscience par rapport à cette question.
Je pense sincèrement que la plupart des agents évitent de se mouiller par rapport à ce genre de questions. Une mobilisation contre ces déchéances risquent d’être compliquée même si je sais que ces personnes, en off, s’indignent de ces mesures. Il sera difficile qu’elles prennent la parole publiquement à leur échelle. Les éducateurs, les psychologues, les médiateurs du fait religieux et d’autres travailleurs, qui ont accompli de manière objective leur tache, ont donné une toute autre image de moi comparée à celle véhiculée par l’administration pénitentiaire et par les renseignements généraux. C’était contre les caricatures stipulant que je suis dangereux ou bien que je suis salafiste ou djihadiste ou des choses comme ça. Le problème, c’est que quand ces personnes font leur travail de manière impartiale, on arrive en fin de compte à le remettre en cause. On en vient même à leur dire qu’ils sont « charmés » ou fascinés par nous. J’ai eu une expérience comme ça : une femme qui me suivait et qui rendait des rapport sur moi a été mise de côté après qu’on lui ait dit qu’elle était « amoureuse de moi ». Tout cela pour décrédibiliser la parole de ces travailleurs et pour rester dans le récit qu’ils ont fomenté et qu’ils ont rédigé et imaginé me concernant. Il y a des gens qui ont quitté l’administration pénitentiaire, et qui faisaient partie des SPIP, des éducateurs et des psychologues, parce qu’il y a une pression qui est exercée sur eux. Parce qu’ils se positionnaient et ils prenaient partie pour nous sur des choses qui étaient de l’ordre du factuel : sur des choses évidentes qui montrent que je ne suis pas concerné par les récits imaginés.

Plusieurs citoyens quittent la France ou s’expatrient ou émigrent pour une raison ou une autre. Mais est-ce que la question du droit ne te dérange pas ? Partir mais avec sa citoyenneté et ses droits?
Bien-sûr. A la base, je voulais m’expatrier mais avec ma nationalité, car, en premier lieu, je n’ai rien contre la France. C’est un pays que j’aime bien, que j’affectionne particulièrement : j’aime ma ville, j’aime ma région et je n’ai aucun souci avec la France en soi. Le problème, c’est avec les politiques qui y sont menées et qui m’indignent. Mon but n’a jamais été le divorce. Ce n’est pas la quitter définitivement. C’est conserver ma nationalité française tout en m’expatriant. Et pas forcément au Maroc ou en Algérie, parce que dans les faits, je n’ai aucune attache là-bas. Mais rechercher des opportunités à travers le monde, conserver ma nationalité et rentrer en France pour rendre visite à ma famille. Car ma famille est française.

Cette déchéance, je ne l’accepte pas. Et je ne l’accepterai jamais. Je suis dans cette démarche de me battre pour récupérer mes droits, mon passeport. Je te donne un exemple : ça ne m’aurait jamais traversé l’esprit des choses qu’on a vues sur des vidéos de l’Etat islamique, c’est-à-dire des gens qui ont brûlé le passeport français. Même si en fin de compte, ça reste juste un document pour voyager. Maintenant, on m’a notifié : déchu de nationalité, et je n’ai rendu mon passeport à la police que parce que c’est la procédure et que je ne veux pas avoir de problème avec la justice. Autrement, je ne donnerais pas mon passeport. Donc oui, mon objectif est de récupérer mes documents français et de sortir de cette situation d’apatride. Et puis je verrai, si je trouve ailleurs une bonne opportunité, ainsi soit-il. Mais dans tous les cas, je sais que même si je récupère mes droits, je me sentirai et je serai toujours un indésirable sur le sol français.

Montassir Sakhi est anthropologue, chercheur postdoctoral Université de Toulouse (France) et KU Leuven (Belgique). Ses recherches portent sur les mobilisations dans le monde arabe après 2011 et les politiques antiterroristes en Europe. 

Max Fraisier-Roux est visiteur de prison, militant anti-carcéral et antiraciste.

[1] Il s’agit de l’attentat du Bataclan le 13 novembre 2015 à Paris auquel participe le frère de Karim, Foued, alors que Karim est incarcéré.

Download Files

No items found.

Newletter

ORIGINAL REPORTING ON EVERYTHING THAT MATTERS IN YOUR INBOX.
Entretien avec Karim Mohamed Aggad, déchu de sa nationalité française et désormais apatride
Interviews
Entretien avec Karim Mohamed Aggad, déchu de sa nationalité française et désormais apatride
Interviews